Contrairement aux manifestes futuristes qui déroulaient un programme clair, les manifestes dada jetaient par-dessus bord définitions, liens logiques ou certitudes. Même les dadaïstes se demandaient ce que Dada pouvait bien être. Aux journalistes curieux, ils répondaient volontiers par des réponses trompeuses : un art ? Une philosophie? Une assurance incendie ? Une religion d’Etat ? Une énergie ? Ou rien du tout, et par conséquent tout à la fois ? A supposer que ce soit le cas, comment écrit-on alors un manifeste du rien ? C’est la question que pose Tristan Tzara dans son Manifeste Dada 1918, où il explique écrire un manifeste sans revendication, admettant que s’il énonce certaines choses, il est fondamentalement opposé à toute forme de manifeste ou de système. La stratégie de Tristan Tzara consiste à se contredire continuellement pour ne rien affirmer de définitif.
Ce relativisme absolu conduit finalement à la dissolution de la notion même d’identité : deux est égale à cinq, un pantalon égale de l’eau… Une abolition de la logique et de l’identité présente dans tous les manifestes du mouvement. Dernier relâchement, le manifeste de Walter Serner, s’achève sur un passage totalement dépourvu de sens. Et le Manifeste du Crocodarium Dada de Jean Arp se veut ostensiblement irrationnel.
Tristan Tzara suggérait de produire des textes qui renonceraient à avoir une signification en dépeçant littéralement le langage courant : prendre un article de journal, découper au hasard des mots, les secouer dans un sac en papier puis les agencer dans l’ordre où on les a tirés au sort. Voilà sa recette. L’artiste roumain illustre son manifeste d’un exemple concret de texte rédigé dans cette « nouvelle » langue. L’objectif de ces manifestes et de leur absurdité anarchique : interroger les valeurs établies et le sens de la culture de l’époque.
Au commencement de RétroDada était le dégoût. Une fois de plus, le monde s'est déclaré sa petite guerre. Tandis que certaines villes sont sous le feu des bombardiers, d'autres sont dévastées par les foires d'art contemporain. Et cette fois, il n'y a plus de Suisse, havre de neutralité où les réfugiés pourraient prendre leur mal en patience, car la planète entière est en surchauffe. L'insomnie de la raison engendre des monstres.
Mais avant de faire deux pas en avant, commençons par un grand bond en arrière. Un bond d'un siècle. Il nous ramène à la première des guerres mondiales à avoir été affublée d'un numéro. À la genèse du dégoût Dada. À ce rejet sans appel de ce que ce siècle-là était appelé à être. Pourquoi un .gif ne pourrait-il pas se lire vers l'arrière autant que vers l'avant ? L'heure de RétroDada a sonné ! En principe, RétroDada est contre les manifestes, mais il est également contre les principes. Donc voilà, quoique.
Le monde regorge d’erreurs dont la pire est l’art qui fut commis par les artistes. L'art nous a donné l'Enfer de Dante, réinterprété par des décorateurs d'intérieur. RétroDada n'aspire à complaire ni à l'art ni à l'anti-art, car nul ne doit servir de maître. Nous mettrons un terme au spectacle et lui substituerons un rire convulsif, secouant tous les continents. De toute façon, ce n'est jamais que de la merde, mais désormais nous chierons en couleur.
La psychanalyse elle-même est la maladie. Elle voudrait rendre intéressants les états d'âme de la bourgeoisie. Quant à l'éthique, comme les autres fléaux produits par l'intelligence, elle tend à nous atrophier. La théorie nous conduit par un vaste détour au point de départ de nos préjugés. Il nous faut des œuvres exquises, précises et à jamais incomprises. Un vaste travail en négatif reste à accomplir.
RétroDada est notre intensité. RétroDada promeut l'unité et s'y oppose. RétroDada est l'abolition de leurs raisons. RétroDada est le renoncement à un héritage. RétroDada est l’effusion convulsive, comme un téléphone portable cuit au four micro-onde. RétroDada est une divinité totalement mineure. RétroDada est dépourvu de bases théoriques. Il y en a suffisamment comme ça dans les écoles d'art. Nous aimons les vieilleries pour leur fraîcheur.
Pour composer un manifeste rétro-dadaïste : prenez un ou deux manifestes dadaïstes. Recopiez les bons morceaux. Jetez-les dans un fichier. Mélangez les morceaux. Améliorez-les. Le manifeste vous ressemblera. Quant à l'intelligence, elle court les rues.
RétroDada œuvre sans relâche, en tout lieu, à acclimater le crétin. RétroDada est une forme de capital-risque favorisant la spoliation des idées d'autrui. Dieu peut se permettre l’erreur. RétroDada aussi. Il n'est que luxe, sans valeur et sans prix. RétroDada ne s'adonne entièrement à rien, ni au travail ni à l'oisiveté. RétroDada prendra vos idées et vous séduira avec.
RétroDada c'est – simultanément – du stand-up et un requiem. RétroDada ne se fie qu'à la vérité des situations. RétroDada combat le fanatisme de notre époque. RétroDada développe la plasticité du numérique. Il faut que l'art, la littérature et le cinéma soient gratuits, sans exception. Le support importe aussi peu que nous. L'essentiel est la mise en forme. Utilisez n'importe quelle matière.
RétroDada est un virus théorique. RétroDada signifie l'abandon de soi aux événements. Dites oui à une vie tendant résolument à sa propre négation. RétroDada se refuse à être contemporain de toute cette merde. RétroDada réconcilie l'art et le quotidien afin qu'ils puissent avoir des rapports sexuels contre-nature dans des ruelles mal famées. RétroDada, c'est l'apatridie de l'esprit. RétroDada vomit autant l'ordre stylé que le désordre stylisé propres à l'esthétique contemporaine. Nous sommes convaincus de la fausseté et de l'arbitraire qui président à notre pauvre création, le monde. Sans gêne ni entrave, nous scrutons les sommets et les abîmes.
Ne plagions que les meilleurs – leurs actes et non leurs styles. La sonore Sophie Taeuber, le tambourineur Richard Hulsenback, le tubulaire Hugo Ball, la mystique Emmy Hennings, le lanceur de tendances Tristan Tzara, l'ironique Jean Arp, le dadasophe Raoul Hausmann, la véloce Hannah Höch, l'ornithologue baronne Elsa. Régalons-nous de leurs restes, dédaignons leurs déjections. Musique, danses, théories, manifestes, poèmes, tableaux, costumes, masques. À recommencer, da capo.
Dada aura connu tous les destins du monde occidental. Il a tout expérimenté, ce qui nous fait gagner du temps. Arthur Cravan devint légende. Mina Loy devint poétesse. Marcel Duchamp devint pionnier de l’art contemporain. Hugo Ball devint un fervent catholique. Emmy Hennings, une mystique protestante. Hannah Höch écrivit un livre d'enfant abolissant les frontières entre espèces. Richard Hulsenbeck devint thérapeute. Tristan Tzara devint communiste. Marcel Janco fit son retour à l'Orient. La baronne Elsa mourut pauvre et oubliée. Jacques Vaché se suicida avant que l'aventure n'eût débuté.
Être pour ce manifeste, c'est être RétroDada ! Être contre ce manifeste, c'est être RétroDada ! Être pour et contre ce manifeste, c'est être RétroDada ! N'être ni pour ni contre ce manifeste, c'est être RétroDada ! Impossible de se soustraire à une Histoire qui s'écrit à l'effaceur !